Cette page présente une nouvelle classe de contraintes, de duretés variables. On sait qu'en musique, les mélodies à mouvements conjoints sont généralement plus faciles à chanter (sauf quand elles sont très chromatiques voire atonales). On pourrait imposer le même type de règle sur les lettres successives d'un texte, c'est-à-dire demander que leur écart alphabétique ne dépasse pas 1, ou un autre entier D.
[Cette règle appliquée aux longueurs des mots successifs généralise les boules de neige de l'Oulipo, et avait été baptisée « montagnes russes » par Patrick Flandrin, aux débuts de notre liste. Il l'avait magnifiquement illustrée dans de nombreux textes et poèmes.]
En ce qui concerne les écarts alphabétiques entre lettres voisines (y compris entre deux mots, phrases ou paragraphes), cela semble toutefois beaucoup trop dur pour les faibles valeurs de D.
Si D = 0, toutes les lettres sont
identiques. Exemple d'alexandrin :
W W W W
[Georges Perec,
Bibliothèque Oulipienne
no 23]
D = 1 ne permet pas d'aller beaucoup plus
loin. Par exemple :
Ô pop ! Ô non !
D = 2 correspondrait déjà
mieux à ce que l'on appelle des mouvements conjoints en
musique, car autant les demi-tons que les tons y sont
autorisés. Mais ça reste trop dur du point de vue
littéral :
Égée décède de ça,
baba.
Notez que cette règle n'impose pas que tous
les écarts soient égaux à 2, mais
≤ 2, donc les écarts nuls (ée) et
d'une unité (dé) sont aussi autorisés.
[Quel que soit D, c'est beaucoup trop
contraint pour être intéressant si l'on
impose l'égalité stricte.]
On commence à sentir un soupçon de
potentialité pour D = 3 :
Ce film kifé de Gef : filon prolo lors trop
mort.
D = 4 ajoute encore un chouïa de
jeu :
L'impoli mômillon rompt son kimono, prompt sport solo
mi-fieffé défi, mi-impromptu troll.
On entre dans le plus abordable à partir de D
= 5, mais ça reste tout de même une contrainte
très dure, y compris à vérifier :
Proposons nos purs sports, nos topos tors, nos solos
rompus : sot opus sur mon insomnie d'aède badin,
monotonie édifiée face à ce cache-cache
défini non-stop...
Ce qui est amusant avec cette contrainte est qu'elle nous force
à rester dans la même petite zone de l'alphabet,
jusqu'à ce qu'un saut brutal nous transporte dans une
autre petite zone — où il faudra de nouveau
piétiner.
Il est probable que des valeurs un peu plus grandes de cet écart maximum D offriront le bon degré de dureté/douceur. Que les plus dynamiques de cette liste n'hésitent pas à explorer différentes valeurs, afin de déterminer empiriquement laquelle offre la meilleure potentialité littéraire.
Pour tester à partir de quelle valeur on pourrait respecter cette contrainte involontairement, j'ai repris le long texte qui me sert de bac à sable depuis une quinzaine d'années, à savoir la Bible dans la traduction française de Louis Segond. Eh bien pas un seul verset complet ne la respecte pour D < 12.
Pour D = 12 ou 13, on trouve jusqu'à
35 lettres de suite, dans la
Genèse XXXVI 41 (ou
I-Chroniques I 52) :
le chef Oholibama, le chef Éla, le chef Pinon
C'est aussi à partir de D = 12
que l'on commence à trouver dans cette
anthologie
de sonnets de rares alexandrins respectant involontairement
cette contrainte, par exemple les
32 lettres de :
Ma mission d'amour ? Suis-je ici, suis-je
là ?
[Bien sûr,
ce gag de Georges Fourest
marche même pour D = 0.]
D = 14 nous offre entre autres les 48 lettres
de la loi du talion :
oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied,
dans l'Exode XXI 24 — qui se trouve
respecter aussi plusieurs autres contraintes, cf. la page de
l'OuBiPo
si ça vous amuse.
Exemple d'alexandrin de
40 lettres respectant aussi cette
contrainte pour D = 14 :
Une chose adjoignant qui n'est rien pour mes fins.
et un vers irrégulier de 42 lettres :
Ainsi, ciel vide, ciel désolé, ciel morne,
où sûrement
On atteint 97 lettres de suite pour D = 15 dans
I-Corinthiens XIII 5 :
elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point
son intérêt, elle ne s'irrite point, elle ne
soupçonne point le mal,
et même 98 lettres dans les
Juges V 24 :
Bénie soit entre les femmes Jaël, Femme de
Héber, le Kénien ! Bénie soit-elle
entre les femmes qui habitent sous les tentes !
Et l'on trouve sept sonnets complets respectant cette contrainte pour la grande valeur D = 19, car elle permet de sauter à peu près où l'on veut dans l'alphabet. Trois d'entre eux sont monovocaliques, en E, O et U, évitant d'office le seul digramme un peu fréquent qui soit interdit pour D = 19 : « au ».
Bref, il va nous falloir choisir D entre 5 et 15, disons, 15 étant probablement déjà dans la catégorie des contraintes douces (mais tout de même assez pénibles à vérifier).
On peut évidemment aussi penser à la classe de contraintes inverses, où l'écart alphabétique entre deux lettres successives ne doit pas être plus petit qu'un certain nombre D'. Cette fois, c'est bien sûr pour les grandes valeurs de D' que ça devient trop dur, et pour les petites valeurs qu'on peut trouver des exemples involontaires.
J'ai rapidement remarqué que D' > 20
ne donne rien d'intéressant. Par exemple :
Ava zézaya, va.
Contrairement à ci-dessus, ça ne
s'adoucit vraiment pas vite en diminuant D'.
Par exemple pour D' = 20 :
Zézayez « bye »,
yéyé !
J'ai l'impression que ça reste aussi monstrueusement
dur jusqu'à D' = 15, disons,
bien que le vocabulaire s'enrichisse progressivement.
Par exemple :
J'y brave ta parataxe, zétète
vexé !
La plus grande difficulté semble être l'enchaînement des mots. Cette contrainte inverse oblige à alterner lettres du début de l'alphabet et celles de la fin. Elle est apparemment plus dure que celle des mouvements littéraux « conjoints », et la recherche d'exemples involontaires dans la Bible le confirme.
On n'y trouve en effet aucun verset complet pour D' > 5.
Pour D' = 5 ou 4, cette courte liste
de noms propres, dans
II-Chroniques XI 8, totalise 16 lettres :
Gath, Maréscha, Ziph,
D' = 4 fournit aussi deux alexandrins,
respectivement de
30 lettres :
Éternel et muet ainsi que la matière.
et de 31 lettres :
Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine !
Pour D' = 3,
II-Samuel V 16
nous offre 27 lettres de suite :
Élischama, Éliada et
Éliphéleth.
et le
Psaume LXXXIX 52
en atteint même 31 :
Béni soit à jamais l'Éternel !
Amen ! Amen !
Exemple d'alexandrin de
39 lettres :
Mais l'Espagne n'a pas vos grands bois
d'Amérique ;
et un vers plus libre de
41 lettres :
Je sais entendre, qui chante, le temps, dans les
âmes
Ce n'est que pour D' = 2 (n'interdisant
donc que les suites de lettres identiques ou immédiatement
voisines dans l'alphabet) qu'on finit par trouver quelques
versets plus longs, par exemple 69 lettres de suite dans la
Genèse XLII 23 :
Ils ne savaient pas que Joseph comprenait, car il se servait
avec eux d'un interprète.
ainsi que dans
Jean XV 11 :
Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et
que votre joie soit parfaite.
D' = 2 autorise aussi un sonnet complet...
mais de monosyllabes, ne totalisant que
58 lettres :
Trêve... Quel Rêve Tel ! // Ciel !
Ève ! Sève ! Miel ! //
Ange, Mange, Bois ! // Gambe ! Jambe !
Bois !
En conclusion, cette contrainte des « mouvements littéraux disjoints » semble moins prometteuse que celle des conjoints. Seules les très petites valeurs de D' ont une chance de laisser l'écriveron s'exprimer un peu.
Du coup, je termine cette page par un exemple plus travaillé de « mouvements littéraux conjoints », pour la valeur moyenne D = 10 de l'intervalle [5, 15] repéré ci-dessus comme a priori intéressant. L'écart alphabétique entre deux lettres successives doit donc être au plus égal à 10. Cela signifie par exemple qu'un A doit être précédé et suivi par A, B, C, D, E, F, G, H, I, J ou K, mais jamais par L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y ni Z. Pour m'aider, j'ai construit le tableau suivant, dans lequel une lettre grasse peut être précédée ou suivie par les lettres capitales de la même ligne, mais pas par les minuscules :
Cette représentation illustre d'ailleurs que cette contrainte est plus dure pour les lettres proches des extrémités de l'alphabet (A et Z ont seulement 11 voisines possibles) que pour celles du centre (K, L, M, N, O et P ont chacune 21 voisines possibles).
[On pourrait bien sûr considérer un
alphabet cyclique, comme avec les gammes musicales, dans lequel
le A suivrait le Z. Mais ça adoucirait tant cette
contrainte qu'il faudrait alors choisir un écart
D plus petit pour que ce soit intéressant.
La Bible et l'anthologie de sonnets montrent qu'on trouve
déjà d'assez longs extraits la respectant
involontairement pour D = 11, au lieu
de 14 ou 15 avec l'alphabet non-cyclique. Et pour
D = 13, ça ne serait carrément
plus contraint du tout, car toute lettre pourrait être
suivie par n'importe quelle autre.
Quoi qu'il en soit, de nombreuses autres contraintes ne traitent
pas l'ensemble des lettres de façon démocratique,
ne serait-ce que le simple lipogramme.]
Voici donc un exemple de « mouvements littéraux conjoints » pour D = 10 (et l'alphabet non-cyclique du tableau ci-dessus) :
Le bien-fondé de l'unisson
Possiblement vois-tu pourquoi je ne disjoins
Nul signe en mon poème, ouvroir pour logicienne ?
Ô plume ! orne l'élu nid d'académicienne
Où ton formel effort signe d'infinis soins.
Nous irons plus profond, ébahis pour le moins ;
Souplement nous lirons un miel de musicienne
Lorsqu'une aile envolée afin de finir sienne
Illumine le ciel d'éclosion de benjoins.
Si le demi-sommeil bâillonne mon solfège
Ineffable, geint-on qu'un songe en sous-sol fais-je
Ou qu'opportunément s'imprime ce défi ?
Je démissionne ainsi de l'homogène norme,
J'efface le lutrin, je gomme le lied, fi !
Sinon m'indigne en tout l'officiel uniforme.
Gef_
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Gilles Esposito-Farèse
<gef@iap.fr>