Contes & poèmes d’Édouard Jallois

Édouard Jallois adulte Édouard Jallois âgé

        Édouard Jallois (1/3/1895–24/7/1979), mon grand-père maternel, fut professeur de français. Il écrivait fort bien, et j’ai plusieurs de ses cahiers de poèmes et de contes. Beaucoup d’entre eux avaient été publiés, mais il est aujourd’hui difficile de les trouver, donc j’en ai dactylographié plusieurs sur cette page Web. Son père Frédéric Jallois écrivait lui aussi des vers, mais en occitan ; il connaissait d’ailleurs personnellement Frédéric Mistral.
        Mon grand-père était réputé pour son esprit, ses bons mots et ses constantes citations, allant des plus grands auteurs aux curiosités littéraires comme les distiques holorimes. Il était un fidèle lecteur du Canard Enchaîné, probablement depuis sa création en 1915, et son cousin Moisan y fut un célèbre caricaturiste. Édouard Jallois a aussi publié l’Humour protestant, dont sa fille (ma mère Claire Jallois, artiste peintre) a dessiné la couverture de la deuxième édition. C’est une anthologie des plaisanteries liées à ce milieu pourtant réputé austère du protestantisme. Les textes ci-dessous ne reflètent pas beaucoup l’humour de mon grand-père (évoqué dans ce sonnet de mon humble plume). Ce sont surtout ses valeurs et son âme de poète qui s’expriment.


Le conducteur de la nuit

C’était en 1917, un soir de Noël, j’étais de service aux postes de secours sur le front de la Somme, aux approches de Saint-Quentin. Je conduisais une petite ambulance automobile. J’allais prendre les blessés le plus près possible des tranchées et je les ramenais à l’hôpital d’évacuation, à quelques kilomètres en arrière.

La nuit, c’était particulièrement pénible. Il n’était pas question, bien entendu, d’allumer les phares ; nous aurions reçu une salve d’obus, l’ennemi pouvant supposer qu’il s’agissait d’une voiture d’état-major. C’était déjà assez que, par les nuits calmes, le bruit du moteur s’entendît d’assez loin.

Vers une heure du matin, le crépitement rageur des mitrailleuses troubla le silence : des poseurs de fils de fer barbelés, sans doute, surpris dans leur travail dangereux. Incident banal. Je me tins prêt à recevoir les blessés…

Après un pansement sommaire, les brancardiers les firent monter dans ma voiture. Il y en avait cinq dont un plus gravement atteint et qui fut allongé sur un brancard ; les autres s’assirent sur les banquettes. Et je repris la route vers l’arrière.

Le ciel était d’un noir d’encre, pas une étoile : visibilité zéro ! Cela me promettait un retour difficile sur une route défoncée par les ornières et les trous d’obus. J’allais être obligé de rouler avec une extrême lenteur et infiniment de prudence sur la presque totalité du parcours. Je démarrais le plus doucement possible pour ne pas éveiller l’attention de l’ennemi et ne pas trop secouer les blessés.

Quel retour ! Je m’en souviendrai toujours ! Penché sur le volant, les yeux écarquillés, essayant de percer les ténèbres pour éviter les obstacles et reconnaître le chemin, je roulais presque au pas, mais malgré mes précautions cela n’allait pas sans secousses. Parfois une ornière, un trou d’obus me faisaient pencher d’un côté. Derrière moi, le grand blessé gémissait ; à un cahot un peu plus rude, il poussa un cri de souffrance et l’on pouvait craindre une hémorragie. Les autres avaient peur…

Et je songeais, en cette nuit de Noël, aux réunions familiales d’autrefois, au coin du feu…

J’en étais là de mes pensées lorsque j’aperçus dans les ténèbres, une silhouette blanche. L’homme restait immobile. Je m’arrêtai. Il monta à côté de moi. Je lui fis observer qu’il m’était défendu de prendre quelqu’un d’étranger au service. Il me répondit qu’il s’occupait du secours aux blessés et je me disais que sa tunique blanche était, probablement, celle d’un médecin ou d’un infirmier. Il portait la barbe comme tous les poilus de l’époque. Je l’acceptai donc volontiers ; il me paraissait sympathique et pourrait, à l’occasion, me venir en aide, d’autant que la neige s’était mise à tomber, ce qui n’arrangeait pas la situation.

Je lui demandai s’il était au service de la Croix-Rouge. « Oui, en quelque sorte », me répondit-il. Cette réplique énigmatique m’étonna un peu, mais la conversation s’engagea et je lui parlai de la difficulté de ma tâche. Cela m’avait un peu distrait.

« Attention ! » me dit-il tout à coup. En effet, il y avait un camion ou, plutôt, une carcasse de camion, sans doute atteint par un obus et abandonné au milieu de la route. Il fallait le contourner, mais la route n’était pas large et je risquais d’aller dans le fossé. L’inconnu me dit alors, d’une voix douce mais ferme : « Passe-moi le volant ». C’était rigoureusement interdit, mais il m’inspirait tellement confiance !

« — Vous savez donc conduire ?
               — Bien sûr, la nuit comme le jour et sur la terre comme au ciel. »

Paroles un peu étranges mais je pensais qu’il s’agissait sans doute d’un aviateur en panne et je lui cédai ma place avec tranquillité. Nous franchîmes l’obstacle, je ne sais comment, mais avec facilité. Je lui laissai la conduite de la voiture. Et nous roulâmes sans secousses sur cette route impossible comme si les obstacles et les ténèbres avaient disparu.

Les blessés s’étaient endormis. Enfin, nous voici arrivés en vue de l’hôpital d’évacuation. Une pâle aurore se levait à l’horizon.

Il arrêta la voiture à quelques centaines de mètres avant l’entrée. Il descendit en me disant qu’on l’attendait ailleurs. Il me fit un salut amical. Je remarquai alors qu’il avait une grande déchirure au milieu de la main. « Vous avez été blessé ! » m’écriai-je.

Alors, le mystérieux passager me répondit, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance : « Oh ! c’est une vieille blessure, reste d’autres luttes presque aussi sanglantes et cruelles que celles d’aujourd’hui. Mais ni la persécution, ni la guerre n’ont jamais rien résolu. »

Et il disparut…

Édouard Jallois, février 1970


La fusée

Solitaire, immobile et vers le ciel tendue,
Elle écoute égrener le décompte fatal,
Et c’est l’arrachement formidable et brutal :
Dans un torrent de feu, la pesanteur vaincue !

Vite, toujours plus vite, elle monte, éperdue,
Elle file tout droit vers le but orbital,
Elle glisse sans bruit dans le vide total,
Elle s’incline enfin sur la courbe prévue.

Elle porte en ses flancs un trésor précieux :
Organes délicats, travail audacieux,
Pour percer les secrets du mystère cosmique.

Et le terme fixé, la Reine des éthers,
Vierge de l’Infini, miracle électronique,
Enfante un satellite au sein de l’Univers.

Édouard Jallois, 1960


La Vedette

Sur le perron de marbre, elle apparaît, divine !
La perle sur trois rangs jette un reflet nacré,
Le vison souple et chaud drape le rein cambré,
Le bas arachnéen moule la jambe fine.

C’est le feu des clichés pour le grand magazine,
Les remous frémissants du public enivré
Dont le regard tendu vers le monstre sacré
Adore extasié l’idole qui fascine.

Son image partout obsède les écrans ;
Les ondes, les journaux deviennent délirants,
La mobile ferveur des foules la dévore.

Bientôt silence, oubli : sa jeune gloire fuit…
Cette reine d’un temps, comme un beau météore,
Flamboie éblouissante et se perd dans la nuit.

Édouard Jallois, août 1961


Dépouillement

Chacun des souvenirs est une feuille morte.
Ce sont les plus aimés qui restent attachés,
Tous ceux qu’obstinément j’ai toujours recherchés
Pour ce qu’ils me donnaient d’émotion douce et forte.

Hélas, dans mon déclin, il faut que je supporte
Ce lent dépouillement de mes secrets cachés,
Visages disparus, de ma vie arrachés,
Lieux familiers perdus, tout ce que l’âge emporte !

Bientôt, comme à cet arbre au bout de mon chemin,
Un jour gris de décembre, un jour sans lendemain,
Il ne restera plus qu’une feuille tremblante.

Et quand le vent glacé de la mort soufflera,
Le dernier souvenir, le tien, tête charmante,
Me suivra dans la tombe et s’ensevelira.

Édouard Jallois, 1962


Séparation

Pourquoi t’en irais-tu ? Je te faisais sans cesse
D’un cœur rempli d’amour le don toujours gratuit.
Ne puis-je retenir le bonheur qui s’enfuit ?
Et comment maîtriser la douleur qui m’oppresse ?

Ainsi je resterai plongé dans ma détresse :
Plus de ciel bleu le jour, plus d’étoiles la nuit.
La cendre du passé sur le foyer détruit,
Le froid, l’obscurité, solitude et vieillesse.

Je n’aurai plus tes yeux au sourire câlin,
Ni l’or de tes cheveux, mon soleil du matin,
Ni de ton jeune corps la grâce merveilleuse.

Chaque jour plus courbé, sur mon chemin désert,
J’irai seul vers la mort… Qu’importe, sois heureuse !
Pour te gagner le Ciel, j’accepterai l’Enfer.

Édouard Jallois, 1963


Le grenier

N’attendons plus avant : visitons le grenier
Où tant d’objets divers devenus inutiles,
Usagés, mutilés, démodés et futiles,
Gisent en attendant le sac du chiffonnier.

Ors fanés des vieux prix de mon temps printanier,
Almanachs périmés, lectures infantiles,
Lettres de nos amours qui furent versatiles :
Qu’importe de savoir qui souffrit le dernier !

Balayons tout cela : nos vieilles habitudes,
Nos regrets ressassés, nos pauvres certitudes,
Nos préjugés boiteux, nos stériles remords.

Par la lucarne enfin, l’âme nette et ravie,
Penchons-nous vers la rue et regardons alors
Avec sérénité les hommes et la vie.

Édouard Jallois, 1964


Le taureau

Sous les regards tendus d’un public frémissant,
Dans le fracas du bruit de la fête foraine,
De l’ombre du toril au soleil de l’arène,
Il surgit ébloui, redoutable et puissant.

Il poursuit jusqu’au mur un péon bondissant,
Il arrache des mains un manteau qu’il entraîne,
Il attaque un cheval, la corne souveraine,
Mais la pique s’enfonce et fait couler le sang.

Courageux, il fait face à l’assaut des quadrilles,
Stoïque, le garrot planté de banderilles,
Pour affronter enfin le brillant matador.

De la cape fuyante il subit les outrages…
L’épée atteint le cœur. Il s’affaisse et s’endort
Dans l’éternelle paix en de verts pâturages.

Édouard Jallois, 1965


Cévennes

Les châtaigniers rugueux laissés à l’abandon
Couvrent de leurs rameaux ces montagnes austères,
La flamme des genêts et le miel des bruyères
Attirent autour d’eux des essaims de bourdons.

On voit des traversiers envahis de chardons,
Les fermes de granit qui fument solitaires
Construites à l’abri des combes familières
Jusqu’au bas des ravins où coulent les Gardons.

Les troupeaux transhumants, dans un bruit de sonnailles,
Cheminent lentement sur les antiques drailles…
Mais des jours d’autrefois, souvenir émouvant,

Par dessus les forêts, les landes et les chaumes,
Sous le ciel étoilé, dans le souffle du vent,
On entend dans la nuit monter le chant des psaumes.

Édouard Jallois, 1965


Les haricots rouges

On peut aimer le soir à fréquenter les bouges,
On peut aimer le drame ou le lapin sauté,
On peut aimer encor la popularité,
    Moi j’aime les haricots rouges.

Le menuisier se plaît à manier les gouges,
Le soldat n’aime pas farder la vérité,
Le peuple aime au-dessus de tout la liberté,
    Moi j’aime les haricots rouges.

Les Hébreux aimaient bien traverser la mer Rouge,
La divine Aphrodite aime la volupté,
Personne à mon avis n’aime d’être alité,
    Moi j’aime les haricots rouges.

Si l’homme du Far West n’aime pas les Peaux Rouges,
L’Anglais se réjouit de sa tasse de thé,
D’autres préféreront le régime lacté,
    Moi j’aime les haricots rouges.

Édouard Jallois, octobre 1965


Rondel de l’amour

Je veux voir mon cœur se fermer
Afin qu’il reste sans blessure,
Sans douleur comme sans souillure,
À l’inconscience d’aimer.

L’amour cherche à vous consumer,
Pourquoi lui donner la pâture ?
Je veux voir mon cœur se fermer
Afin qu’il reste sans blessure.

Las, en moi vient de s’allumer
Un feu qui déjà me torture !
Je croyais ma retraite sûre,
Mais l’amour a su tout charmer
Et mon cœur n’a pu se fermer.

Édouard Jallois, 1965 ?


Atolls

Atolls des mers du Sud : Tahiti, Mouréa,
Les Hébrides, Fidji, Maldives et Comores…
Plages de sable fin, anneaux de madrépores,
Îles du Paradis que le Seigneur créa !

Sous les longs cocotiers ou l’énorme hévéa,
Au rythme langoureux des guitares sonores,
Les femmes aux colliers de fleurs multicolores
Regardent le soleil sombrer vers Nouméa.

Et dans l’or du couchant, légère, se profile
La voile du pêcheur sur le lagon tranquille
À l’abri des sursauts de l’alizé brutal.

Pourquoi donc faut-il voir, perles du Pacifique,
Surgir dans votre ciel, paradoxe infernal,
La tragique lueur de la bombe atomique ?

Édouard Jallois, 1966


La clocharde

Le jour elle est assise au seuil d’une chapelle,
Morne, les yeux baissés, sans âge et sans espoir,
Elle porte une toque, une croix en sautoir,
Restée un peu coquette et sans doute fut belle.

Et puis elle retourne à sa triste ruelle
Et va passer la nuit dans le fond d’un couloir.
Seule présence amie, un vieux caniche noir
La suit fidèlement et s’endort auprès d’elle.

Elle vous remercie en vous tendant la main
Pour l’aumône d’un jour, d’un sourire lointain…
Oh ! quels drames obscurs, quels terribles orages,

De misère, de deuils, de tragiques amours,
Quelles lames de fond, quels sinistres naufrages,
Ont jeté cette épave en nos tristes faubourgs !

Édouard Jallois, 1966


Le robot

Il se meut lourdement, énorme, titanique,
Le corps bardé d’acier, massif, prodigieux,
D’antennes hérissé, l’aspect disgracieux,
Et dans ses yeux béants l’éclair électronique.

Par un réseau subtil, merveille de technique,
Il trouve les calculs les plus laborieux,
Prévoit les résultats les plus mystérieux :
Il a réponse à tout, précis et laconique.

Mais il ne connaît pas la souffrance et l’amour,
Ni le rêve, ni l’art, ni la beauté du jour…
Type déconcertant d’humanité future,

Monstrueux, insensible, il inspire la peur.
L’homme se prit pour Dieu, fit cette créature
Au cerveau tout puissant, mais oublia le cœur.

Édouard Jallois, 1967


Anniversaire

Quarante ans sont passés depuis qu’on nous unit !
Je t’aimais pour ton corps, sa fraîcheur, sa finesse ;
Je t’aimais pour ton cœur, sa douceur, sa tendresse,
Et j’aimais ton bon sens et ta clarté d’esprit.

Nous prîmes le chemin qui devant nous s’ouvrit,
Solidaires, toujours, jusque dans la vieillesse,
Partageant tour à tour la joie et la tristesse :
L’enfant qui vient vers nous, tend les bras et sourit,

Ou les départs lointains et notre solitude,
Pour ceux qui nous sont chers notre sollicitude…
Peut-être sommes-nous un couple suranné ?

Rendons grâce au Seigneur jusqu’à la dernière heure,
Car si l’amour devient comme un bouquet fané,
Les couleurs ont pâli, mais le parfum demeure.

Édouard Jallois, 28/7/1967


Le temple abandonné

Le hameau s’est vidé : les jeunes sont partis
Et les vieillards sont morts. Il ne reste personne…
Sur le bord du chemin où la ronce foisonne,
En ses murs délabrés anciennement bâtis,

Dans l’abandon de ceux qu’il avait convertis,
Le Temple est là, désert, et la cloche ne sonne
Ni quand Pâques fleurit, ni quand Noël frissonne,
Et des petits oiseaux sous le toit sont blottis !

Nul passant n’est ému de sa décrépitude
Et nul ne vient peupler sa triste solitude
Dans la paix du Seigneur pour retrouver la foi.

Mais lorsque des brebis, sous l’orage et la grêle
Y courent s’abriter, on croirait voir parfois
Veiller le Bon Berger sur son troupeau fidèle.

Édouard Jallois, 1967


Les petits bonheurs

Dans la plus sombre vie et la plus démunie,
Sous le poids des soucis découvrons nos bonheurs :
L’aube d’un beau matin, des perles sur les fleurs,
La première hirondelle et sa grâce infinie,

Des forêts et des champs l’agréable harmonie,
Entendre au loin l’écho joyeux d’enfants rieurs,
Ou le bruit rassurant des humbles travailleurs,
Du vent dans les roseaux la douce symphonie,

La chaude intimité du modeste chez soi,
Conserver dans son cœur comme un acte de foi
Une bonne parole ou donnée ou reçue,

Retrouver un portrait de nos vieilles amours,
Ou pouvoir lire enfin une lettre attendue…
C’est le fil d’or tissé dans la trame des jours.

Édouard Jallois, 1968


La ballade dominicale

C’est dimanche, le ciel est clair,
On peut sortir, la route est sûre,
Parcourir la plaine au grand air,
Se promener à l’aventure,
Suivre ces bœufs à leur pâture
Ou ce placide paysan
Qui marche au pas de sa monture…
Mais où sont les routes d’antan ?

Des bleus rivages de la mer
Emprunter la belle courbure ;
Dans la montagne au manteau vert
S’engager dans la gorge obscure
Qui serpente sous la ramure.
Par vent du nord, par vent d’autan,
Revenir sans une éraflure…
Mais où sont les routes d’antan ?

Hélas ! de Menton à Quimper
Sur l’autoroute à vive allure
Sans arrêt, par un train d’enfer,
Prendre un bolide en filature
Et ne rien voir de la nature !
Il faut de la chance et du cran
Pour éviter toute blessure…
Mais où sont les routes d’antan ?

Envoi
Prince, fais rouler ta voiture,
Ne t’emballe pas pour autant
Et conduis sans désinvolture…
Mais où sont les routes d’antan ?

Édouard Jallois, décembre 1968


L’accident

Comment cela avait-il pu lui arriver ?

Il était assis dans la voiture à côté de son maître qui tenait le volant d’une main et caressait de l’autre son poil soyeux de bel épagneul. Ils s’aimaient bien tous les deux. Il aimait aussi ces promenades sur les routes, il avait l’impression de courir très vite et cela le grisait.

Tout à coup, à un tournant, surgit un énorme camion. Le choc fut terrible, des flammes jaillirent. Il put s’échapper par la vitre brisée et s’enfuit en hurlant de peur et de souffrance, le museau ensanglanté et le poil roussi. Il courait, éperdu, affolé à travers la campagne, bondissant par dessus les haies, franchissant des fossés, se déchirant aux ronces, droit devant lui, au hasard et sans but. Les paysans le regardaient passer avec méfiance et criaient au chien enragé. Il fut visé par un chasseur et touché par les plombs à une patte de devant. Cela ralentit sa course. Il aurait aimé s’arrêter pour reprendre son souffle, lécher ses plaies et boire, boire surtout car il avait la gorge desséchée par la fièvre, la fatigue et la peur.

Enfin, le soir tombant lui permit de mieux se cacher aux yeux des hommes. Il se coucha, lécha ses plaies et essaya d’oublier et de dormir…

Lorsqu’il se réveilla, le jour pointait à l’horizon. Il fut étonné de se trouver là. Pourquoi n’était-il pas dans la voiture ou dans sa niche hospitalière ? Et pourquoi avait-il si mal ? Le museau tuméfié, des brûlures sur les reins, une patte blessée et cette soif atroce.

Alors il se leva péniblement. Il reprit sa marche sans bien savoir où il allait. Retrouver sa maison était impossible ; il en était certainement très éloigné. Mais la voiture, mais son maître, où étaient-ils ? Il chercha à s’orienter et se dirigea un peu au hasard, claudicant, la tête basse et la langue pendante. Il commençait aussi à avoir faim. Une ferme apparut derrière les arbres. Peut-être lui donnerait-on un os à ronger et le ferait-on boire. Mais comment se faire comprendre ? Il s’approcha. Un homme était sur le pas de la porte et regardait venir ce chien misérable et suspect. Tout à coup l’homme saisit un bâton et s’écria : « Va-t’en, sale bête ! » Il évita le coup de justesse et s’éloigna en gémissant.

Il arriva à l’entrée d’un village ; des enfants jouaient dans la rue. Les enfants, c’est gentil, et il se rappela avec tendresse combien ceux de son maître et leurs petits amis le caressaient et s’amusaient avec lui. Il s’avança vers eux avec confiance. Lorsqu’ils aperçurent ce chien au poil brûlé : « Un chien galeux ! » crièrent-ils, et ils lui jetèrent des pierres. Et sa course infernale recommença, souffrant de la soif et de la faim, de ses blessures et grelottant de fièvre, attristé de voir les hommes devenus si méchants. Il ne comprenait pas que le pauvre, le misérable, le clochard est tenu pour suspect et chassé de partout.

Cependant il pensa qu’il valait mieux utiliser ses dernières forces pour essayer de revenir sur les lieux de l’accident ; peut-être, sûrement même, que son maître l’attendait, le cherchait. Certes, son maître s’en était miraculeusement sorti, avec quelques contusions seulement, éjecté par la portière ouverte — mais il ne pouvait encore se déplacer.

La nuit, pour la deuxième fois, était venue. Il n’en pouvait plus, il se traînait péniblement. Il s’arrêta au pied d’un arbre pour dormir. Demain il reprendrait son chemin à la recherche de son maître. Oui, il le retrouverait. Ce n’était pas possible que le malheur s’abatte si vite ; il n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas ?

La fraîcheur du matin le réveilla. Il frissonna, lécha sa patte blessée, ses traces de brûlures, et fortifié par l’idée qu’il allait revoir son maître, il se remit en route. Cette fois il avait un but, précis, réconfortant. Il entendit au loin circuler des voitures. Le bruit le guida, l’espoir lui donna des forces, les dernières qu’il avait encore… Oui, c’était bien là, il reconnaissait le coude que faisait la route. Les autos passaient sans s’arrêter. Personne ne l’attendait.

Rejeté sur le bord, il y avait un amas de ferraille qu’il renifla longuement. Soudain l’angoisse le saisit. Le museau dressé vers le ciel, il poussa un hurlement lamentable et s’allongea dans le fossé, épuisé, désespéré. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Tout à coup il entendit une voix familière qui l’appelait : Fido ! Fido !

Il ouvrit un œil. Il reconnut le visage de son maître penché sur lui. Alors il remua faiblement sa pauvre queue, puis il mourut.

Édouard Jallois


La Terre déraille

Le Directeur de l’Observatoire était en train, cette nuit-là, de se livrer à de savants calculs. Il passait de longs moments, l’œil rivé à son télescope géant, puis se précipitait vers l’ordinateur et pressait fébrilement quelques boutons.

« Ce n’est pas possible, se dit-il tout haut, je dois me tromper ! » Il appela son assistant et lui demanda d’observer la position des planètes les plus proches : Vénus, Mars et Jupiter, visibles en ce moment. L’assistant regarda à travers l’objectif, compara avec les chiffres des jours précédents et, timidement, comme pour s’excuser d’une erreur :

« Il semblerait, dit-il, que les planètes ne sont pas tout à fait à la place où elles devraient être normalement.
         — C’est bien cela, répondit le Directeur, et mes calculs, comme les vôtres, confirment nos observations. Or, comme il est inconcevable que toutes les planètes de notre système solaire changent de place sauf la nôtre, c’est la Terre qui a modifié son orbite et elle entraîne nécessairement son satellite, la Lune, avec elle.
           — La Terre prendrait-elle donc la tangente ? s’écria l’assistant.
         — Hélas ! je le crains, soupira le Directeur. D’après mes calculs, nous nous éloignerions du Soleil. Sur quelle nouvelle orbite allons-nous nous placer ? Au-delà de Mars, de Jupiter, peut-être de Saturne ? Nous n’en savons encore rien. Mais les conséquences risquent d’être catastrophiques pour les conditions de la vie sur Terre. »

Ils convinrent de ne pas ébruiter la nouvelle pour ne pas affoler les populations. Les Observatoires du monde entier furent alertés avec la même consigne. Il fallait aussi en rechercher la cause pour essayer d’agir… si l’on pouvait ! On pensait l’avoir trouvée. Il y avait eu, récemment, en Asie Centrale, une explosion nucléaire souterraine d’une extraordinaire puissance, dont le choc avait été partout ressenti. Cela avait suffit pour pousser notre planète hors de son orbite, comme les réacteurs modifient celle des satellites artificiels. On espérait qu’en agissant de la même façon, mais dans une direction opposée, on pourrait rectifier la trajectoire. Cependant, il fallait fabriquer la bombe, creuser le trou profond, et cela exigeait du temps. De plus, la réussite était bien incertaine…

Des jours passèrent, puis des semaines, puis des mois ; la fuite de la Terre, à trente kilomètres à la seconde, se confirmait. Les gens regardaient le ciel avec inquiétude. La température baissait anormalement pour la saison. La banquise gagna, peu à peu, les côtes de l’Écosse et de la Norvège. Les fleuves de l’Europe occidentale charrièrent des glaçons dès le mois d’Octobre. Les réserves de combustibles s’épuisaient, les produits agricoles se raréfièrent… Un commencement de panique se déclencha. Les avions, les trains du Midi furent pris d’assaut. Des files d’autos interminables, au risque d’être bloquées par la neige, tournant le dos au Nord sinistre, fuyaient sur les routes du Sud.

Les Anglo-Saxons, les Allemands, les Scandinaves, désertaient leur patrie pour l’Italie, l’Espagne, la Grèce, l’Afrique du Nord. Les Russes envahissaient les pays du Proche-Orient. La Chine concentrait sa population dans les provinces méridionales, déjà surpeuplées ; le Canada et les États-Unis autour du golfe du Mexique. D’autre part, les habitants des régions méditerranéennes et tropicales, devant cette invasion qui ruinait leurs ressources, se révoltèrent. Il y eut des luttes sanglantes…

Enfin le jour J arriva. La bombe, énorme, formidable, explosa dans le Colorado. Et la Terre…
            Alla fertiliser de ses restes immondes
            Les sillons de l’espace où fermentent les mondes.
1

*

Le jour se levait. Un nuage d’orage s’éloignait à l’ouest. La campagne était verdoyante et paisible. Un coq chanta…

L’astronome, la sueur au front, recommença ses calculs.

1 Leconte de Lisle, Solvet seclum

Édouard Jallois


Valid XHTML 1.0 Transitional

Retour aux textes & poèmes de Gef

Dernière modification : 12/09/17